La Douce ( 2004-2021) France-Serbie
Avant de partir mes filles brossent mes cheveux. Je suis assise. Elles les ajustent de leurs petites mains. Je sens leurs touchers. L’odeur de leurs souffles. Mes filles me disent au revoir. Elles savent que je pars. Il ne faut pas montrer de chagrin. Faire en douceur. Construire un lieu dans le temps où on peut toujours revenir. Toutes les trois. Mes jambes sont lourdes. Mais non, cela ne se passe pas comme ça. J’aurais bien aimé. Je n’ai pas ce courage. Je les mets au lit. Je passe la nuit blanche auprès d’elles. Je pars au matin à la gare routière. Sans un vrai au revoir. Je m’enfuis. Je prends le bus pour le long voyage qui mène en France. Un bus d’une autre époque avec des vitres sales. Des sièges abîmés. Dehors, c’est novembre. Mes compatriotes ont tous leurs papiers. Je suis la seule à tenter ce voyage. Je compte sur la chance de désespérée. Ils ne savent pas qu’avant d’arriver à la première frontière le chauffeur s’arrêtera pour me cacher. Il me prendra l’argent que je serre dans mon poing. Il ne faut pas qu’ils sachent. Ils me montreront du doigt. Encore la trahison. Ils sont gais. Leurs valises remplies de nourriture du pays. De cigarettes, d’alcool fort. Comme un morceau de la maison qui part avec eux. Là où ils ne vivent pas. Là où ils travaillent. J’ai envie de leur dire de se taire. Je pose ma joue brûlante sur la vitre embrumée et froide. Je sens mes entrailles se serrer. Je colle sur mon nez le mouchoir en tissu. L’odeur du tissu me ramène dans la chambre. Je suis partie. Je suis en colère. En colère contre moi. Contre le pays qui nous trahi. Et j’ai peur. J’ai peur du réveil de mes filles. De notre chagrin. On part. On sait que des morceaux de notre vie seront perdus à jamais. Mais on ne peut pas savoir avant de vivre ce déchirement à quel point les gouffres de nos âmes peuvent êtres profonds. J’ai fermé tous les accès à la mienne, un à un. Et je suis restée seule.
Cette série de photographie a commencé par une seule image. Je l’ai nommée La Douce. La Douce a créé le lien entre des images d’il y a vingt ans et celles d’aujourd’hui. Images pour adoucir le vide. Le remplir. Lui donner un nom. Lui redonner la couleur. Et l’odeur. Les visages de ceux que j’aime. Les visages de ceux que j’aimais. Qui ne sont plus. Ou sont partis ailleurs. En France ici je marche. Avec ma chienne Zika. De toute façon je ne sais plus quand je parle en français ou en serbe. Je ne sais plus si je te connais d’ici ou de là-bas. Je t’appelle. Le lieu est la mémoire et l’aujourd’hui. Comme ça je peux peut-être exister. Je suis partie mais je n’ai rien oublié. Je peux être face à moi-même. Face à mes choix. Face au monde. Pour que le vide cesse de vibrer. La terre ne glisse plus sous mes pieds. Ma chienne mord cette terre. Elle pose une motte sur la paume de ma main. La terre tiède sur ma main. Plus de peur. Je peux enfin allumer un feu.
Mon pays l’ex-Yougoslavie s’écroule. Les ex-républiques se déchirent. Elles prennent leur indépendance au prix de guerres et d’une violence terrible. J’ai vécu cette période en Serbie du début à la fin. En 2002, j’arrive en France. Portée par l’énergie d’un nouveau départ. Je vis. J’apprends la langue. Je cherche ma place. Je me sépare de mes enfants. Mais j’avance. Une deuxième vie, différente. Je photographie de 2004 à 2021 cet aller-retour entre la France et la Serbie. La Douce est cette femme qui refait le trajet vers ce qui est perdu. Mais que rien n’entame.